Historiette du Japon: Chapitre 6

« He shrugged his shoulders. "I have known many gods. He who denies them is as blind as he who trusts them too deeply. I seek not beyond death. It may be the blackness averred by the Nemedian skeptics, or Crom's realm of ice and cloud, or the snowy plains and vaulted halls of the Nordheimer's Valhalla. I know not, nor do I care. Let me live deep while I live; let me know the rich juices of red meat and stinging wine on my palate, the hot embrace of white arms, the mad exultation of battle when the blue blades flame and crimson, and I am content. Let teachers and priests and philosophers brood over questions of reality and illusion. I know this: if life is illusion, then I am no less an illusion, and being thus, the illusion is real to me. I live, I burn with life, I love, I slay, and am content." »

Le XIXe siècle se finit : le Japon sort tout juste d'une période de changements profonds, qui ressemble cependant plus à un dernier baroud d'honneur de dinosaures conservateurs démodés qu'à une révolution sanglante. La modernisation du pays, encore une féodalité médiévale en 1850, est fulgurante : grands chantiers publics, signature d'une Constitution nationale, création d'un parlement, refonte des institutions politiques, émergence d'une presse importante, création d'une monnaie fiduciaire unique et d'une économie de marché, montée en puissance de grands groupes industriels... Ces derniers ont à leur tête d'anciens chefs de clans, et deviendront plus tard les grandes firmes zaibatsu, comme Mitsui ou Mitsubishi. En trente ans, l'Empire du Japon possède une force que les Empires occidentaux ont acquis en plus d'un siècle.

Ce formidable développement se mue peu à peu en complexe de supériorité, puis franchement en impérialisme. Devant l'humiliation des nations voisines, en particulier celle de la Chine - cf. les guerres de l'opium - des intellectuels du Japon proposent le concept de zone d'influence, dans laquelle le Japon sortirait de ses frontières pour se garder une zone "tampon" dans le cas d'une attaque étrangère. Une série de tensions entre la Corée et la Mandchourie culmine en 1894, quand le Japon en profite pour intervenir. Sous prétexte de vouloir aider la Corée, l'Empire du Soleil Levant envoie son armée pousser ses frontières contre celle de l'Empire du Milieu. En un an, la flotte chinoise est détruite, et une série de défaite militaire contraint la Chine à signer un traité de paix, concédant au Japon plusieurs territoires (Corée, Taïwan, Port-Arthur en Mandchourie...). Ce sont les tensions impérialistes autour de ce port qui conduisent le Japon à déclarer la guerre à la Russie tsariste, dix ans plus tard. Là encore, le conflit ne dure pas longtemps, et la Russie, pas aidée par la révolution rouge d'octobre, signe un traité de paix au bout d'un an, cédant l'île Sakhaline au Japon. En quelques années, l'Empire du Japon gagne ses galons de grande puissance : la "race jaune" a en effet battu, dans un combat régulier, un gouvernement de la "race blanche", pourtant fondée à gouverner le monde. Cette surprise viendra conforter la dangereuse évolution du climat impérialiste au Japon, légitimant ses ambitions coloniales en se qualifiant de "pays des dieux". Le Japon s'estime alors fondé à étendre son influence colonialiste sur l'ensemble du continent asiatique. La spirale mortelle est amorcée, et la suite n'est que trop bien connue : du massacre de Nankin aux bombardements nucléaires, la course à l'abîme va se poursuivre avec une ponctualité métronomique.

Mais nous n'avons toujours par parlé de l'aikido, pour l'instant... Revenons un peu en arrière : 1880, le Japon est en pleine modernisation. Les connaissances occidentales sont considérées comme préférables aux antiques voies. Aux arts martiaux sont préférés, notamment à haut niveau, les sports "civilisés" comme le rugby, le football ou le baseball. Parallèlement, un fort sentiment patriotique nait au Japon. Le nouvel Empire a besoin de symboles unificateurs forts, et va donc les chercher dans son passé. Ainsi, la figure du héros loyal jusqu'à la mort est personnifié par Kusunoki Masashige, le général du XIVe siècle dont nous avions parlé tantôt. Lekamikaze, le typhon providentiel qui a(urait) mis en déroute les envahisseurs Mongols en 1280 est vu comme une preuve du caractère sacré et inviolable du Japon. Nitobe Inazo, un universitaire formé par les Jésuites, théorise un code moral dans Bushido, l'Âme du Japon. Ce livre, à peu d'être un outil de propagande impérialiste, décrit les qualités que possédaient les guerriers d'antan, et expose comment les appliquer aujourd'hui. La loyauté envers l'Empereur, issue d'une vision confucéenne du monde, et le sacrifice de soi sont particulièrement mis en avant - ce qui permettra aux militaires ensuite de justifier un paquet de morts...

C'est dans cet état d'esprit bicéphale, modernisation vs. traditions, toujours terriblement présent de nos jours, qu'un petit enseignant de jiujitsu arrive sur le devant de la scène. Je crois que Jean-Louis a lu extensivement sur le sujet, et je le laisserai donc me corriger et compléter. Kano Jigoro, 1m56, 40 kilos tout mouillé, est un haut-fonctionnaire du gouvernement, chargé de superviser les sports et leur éducation dans l'Empire. Il a étudié longuement avec différents maîtres de différentes écoles, et possède un style, qu'il a nommé judo (la discipline de la souplesse). En dépit de l'aspect résolument japonais de son art, ses méthodes d'enseignement, issues des États-Unis, et sa philosophie sous-jacente, lui amènent un soutien de l'État. Plutôt que les sempiternels exercices de gymnastique effectués en masse dans les cours de récré, le judo permet un développement physique et mental. Une forme d'enseignement moral était en effet au coeur du judo. Kano accepte cependant difficilement la récupération de son art par les militaires, qui voient là une manière d'avoir aisément des recrues loyales et en bonne santé, et se place en opposant majeur au fascisme japonais. En tous les cas, le point est fait : les arts martiaux ancestraux peuvent évoluer. Ce qu'on appelait les koryu ("anciennes écoles") deviennent des gendai budo ("arts martiaux modernes"). Notons qu'un art martial a conservé tous ses aspects traditionnels, et a (relativement) peu changé depuis deux mille ans, le sumo.

Là-dessus, un jeune homme maigrichon et pas bien grand étudie dès 1900 de multiples écoles de jujitsu. Cinq ans plus tard, il décide de s'engager dans l'infanterie, mais sa petite taille le lui interdit. À 1m56, il ne lui manque que quelques centimètres. Qu'à cela ne tienne, il passe des heures suspendu à un arbre avec des poids au pied, et participe à la guerre russo-japonaise en Mandchourie. 1912 est une révélation : parti fonder un village à Hokkaido, il rencontre le grand maître de l'école Daito de jujutsu - l'ancienne école du clan Takeda, les cavaliers féroces du Kai. Il rencontre ensuite un des fondateurs d'une secte shinto, qui donnera à son art une dimension spirituelle forte. Dans la brèche ouverte par Kano Jigoro, il construit petit à petit une discipline qui adapte les techniques guerrières ancestrales en réussissant à les retourner, pour que les volontés de chacun, fussent-elles de nuire, s'unissent plutôt que s'opposent. Cet homme, c'est O Ueshiba Morihei Sensei ("le grand professeur Ueshiba Morihei"), le vieillard à la peau parcheminée et aux regard doux, perçant et impassible, que nous saluons à chaque fois que nous rentrons dans le dojo.


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