Historiette du Japon: Chapitre 2

« Civilized men are more discourteous than savages because they know they can be impolite without having their skulls split, as a general thing. »

Rebonjour, chers amis en pyjamas blancs et jupettes pour certains !

Nous avions laissé notre voyage en 1185, alors que le Japon n'est plus gouverné par un Empereur et sa cour, mais par un ancien chef de guerre, le shogun. Les administrateurs et fonctionnaires ne comptent plus parmi les plus puissants ; une société féodale se met en place, avec la caste du guerrier à sa proue. Ces guerriers (les bushi) jurent fidélité à leur clan, ce qui, par transitivité de loyauté, revient à jurer fidélité à l'Empereur. Ils demandent la même loyauté aux paysans, lesquels louent leurs terres à l'Empereur (donc aux clans), et payaient leurs baux en nature.

Dans la pure tradition bien japonaise des régents et du pouvoir entre les mains de celui qui n'est pas au pouvoir, à la mort du premier shogun, c'est le clan de sa femme, les Hojo, qui règnent dans les faits, et occupent le rôle de shikken, comme régents du shogun. La capitale impériale reste à Kyoto, et est considérée comme plus raffinée et cultivée que Kamakura, vue comme la ville des gros bourrins de guerriers - mais, à tout le moins, indépendante des intrigues bureaucratiques de la cour.

Un courant du bouddhisme, alors minoritaire, s'attire bientôt les faveurs des samouraïs : le zen, avec l'importance donnée à l'ascèse martiale, à la méditation disciplinée, au renoncement et à ce lien intime et mystérieux avec la mort, séduit vite les guerriers. Cette importance du zen se voit encore dans virtuellement tous les arts martiaux japonais - j'entends encore mon premier prof de kendo me dire, après avoir enchaîné une dizaine de coupes sur mon casque sans que je ne puisse ni les voir, ni encore moins faire grand-chose pour les éviter : "Évidemment que j'arrive à te toucher aussi facilement... Tu es ailleurs ! Il faut être ici et maintenant !"

Un événement exogène vient cependant perturber la situation actuelle : en 1274, puis en 1281, Kubilai Khan, le petit-fils de Gengis Khan, pose ses yeux sur ces petites îles. C'est le thème du second livre de Julien Peltier (Le Sabre et le Typhon), et je vous le conseille pour tout savoir de ces invasions.
En deux mots, cependant : les Mongols débarquent (un peu) par surprise, avec une force supérieure en nombre, très disciplinée, mais surtout, totalement étrangère aux Japonais. Aux défis lancés noblement par des cavaliers s'avançant solitaires sur le champ de bataille, ces enflures répondent par des volées de flèches lancées par de la piétaille populacière bigarrée. Scandale ! De même, ils ne laissent pas tranquilles les écuyers chargés de récupérer les têtes des ennemis tués par leur maître, afin de prouver, de fait, leur valeur, et de demander une récompense en conséquence de ces trophées. Résultat, les Japonais sont forcés de changer de tactique, et c'est une série d'escarmouches héroïques qui leur permet de garder les envahisseurs bloqués dans leurs bateaux, attendant des renforts. Là, un typhon providentiel ravage la flotte mongole qui mouillait près des côtes japonaises : c'est le kamikaze - mot à mot, le vent divin - qui reviendra d'ailleurs sept cent ans plus tard, portant les chasseurs Zéro à Pearl Harbor.

Ces invasions mongoles, bien qu'une victoire japonaise, est un désastre pour le shogun. D'une, la peur d'une troisième invasion subsistait, et le shogunat doit racler le fond de ses caisses pour maintenir une armée prête à défendre les côtes. De deux, les samouraïs n'ont rien conquis, et il est impossible pour le shogunat de les récompenser avec des richesses ou des terres. De trois enfin, un siècle après en 1278, à la mort de l'Empereur du moment, la famille impériale tente de se rebiffer en se plaçant en désaccord sur les affaires de succession avec le shogunat affaibli.

Ce sursaut de volonté politique cultmine en 1333, où le shogunat de Kamakura est renversé par un coup d'état, mené par l'Empereur en date, Go-Daigo, et ses alliés / vassaux Nitta Yoshisada, Kusunoki Masashige et Ashikaga Takauji. Je reviendrai à la fin ces trois lascars, mais, pour la faire courte, le coup d'état se révèle être un échec pour la lignée impériale. Le shogunat de Kamakura, totalement dépassé par les événements, s'éteint avec lui, et c'est Ashikaha Takauji qui fait volte-face pour prendre le pouvoir. Il écrase la coalition de Go-Daigo et se fait proclamer shogun à la place du shogun. La capitale shogunale revient à Kyoto, au même endroit que la cour impériale. Le shogunat des Ashikaga est globalement similaire à celui des Minamoto d'avant, à une exception de taille près : contrairement au bakufu de Kamakura, les Ashikaga n'ont jamais réussi à centraliser leur pouvoir, reposant plutôt sur une coalition vaguement stable d'une multitude pyramidale de seigneurs de guerre régionaux. Ces seigneurs de guerre se font appeler les daimyo (les "grands noms"), et vont avoir une importance prépondérante dans notre prochain chapitre.

En tous les cas, la culture flamboie, le no se développe, la cérémonie du thé se codifie, le zen explose (pour autant que le vide puisse exploser, s'entend) - le petit fils de Takauji construit d'ailleurs le Pavillon d'Or à Kyoto, et les shoguns, petit à petit, perdent leur influence unifiante, notamment dans les contrées éloignées de la capitale. Les conflits de petite envergure entre tel ou tel chef régional sont de plus en plus légion, et cette situation atteint son apogée en 1467, à l'occasion, vous aurez deviné, d'une dispute de succession. Le 8e shogun de la dynastie de Ashikaga n'a pas d'héritier, demande à son frère cadet, alors moine, de quitter les ordres, puis, merde, un fils lui naît. Deux clans ennemis sautent sur l'occasion, et en viennent même à se battre dans les rues de la capitale, pendant dix ans - c'est dire à quel point l'autorité du shogun avait décliné, lequel shogun d'ailleurs, un peu comme Néron, était en train de dessiner les plans d'un Pavillon d'Argent pendant que sa ville brûlait et que son pays plongeait dans la guerre civile. C'est la Guerre d'Onin, qui sert classiquement de point de départ de la prochaine étape de notre voyage, l'époque Sengoku : l'âge des provinces en guerre.



J'ouvre une parenthèse en revenant sur la restauration ratée de l'Empereur en 1333. Kusunoki Masashige est un tacticien brillant, loyal à l'Empereur, qui lui a permis de revenirau pouvoir (quoique brièvement), en défendant avec succès deux forteresses clefs. Quand Ashikaga Takauji trahit la cause impériale et se retourne contre ses anciens alliés pour récupérer le pouvoir, Masashige conseille à l'Empereur de se réfugier dans le temple bouddhique du mont Hiei, colline sacrée surplombant Kyoto, et de laisser son ennemi reprendre la capitale pour mieux fondre sur lui ensuite. Go-Daigo, orgueilleux, totalement réactionnaire, impatient dans ses réformes, cruel envers les paysans et méprisant envers les guerriers, refuse, et ordonne à son lieutenant de confronter ses forces épuisées, affamées et largement inférieures à celles de Takauji, dans les plaines, en dehors de Kyoto. Masashige, convaincu de sa défaite - et de sa mort - obéit dans un acte ultime de loyauté envers son suzerain, et rencontre Takauji à côté de la future Kobe, en laissant son poème de mort à son jeune fils. La légende dit que son frère lui aurait lancé un cri qui sera maintes fois repris dans l'histoire, "Shichisei hokoku !" ("Que j'ai sept vies à donner pour mon pays !"), ce à quoi Masashige, fidèlement entêté, et donc totalement en opposition à la réincarnation karmique des bouddhistes, aurait répondu par une charge désespérée. Son armée totalement encerclée, lui restant moins de 50 cavaliers sur les 700 initiaux, il meurt sabre à la main, sans jamais avoir eu aucun chance de succès.

Aucun espoir de victoire, servant un seigneur réactionnaire, réfractaire à la moindre idée de progrès, et sans avoir accompli la moindre chose... et pourtant, c'est Kusunoki Masashige qui représente le plus grand héros dans la psyché japonaise. De son côté, Ashikaga Takauji est vu comme un vil traître - quand ce fut, historiquement, un tacticien excellent, un lettré raffiné et un politicien brillant. C'est là à mon sens la différence fondamentale entre l'archétype du héros japonais et son pendant occidental - et le trait qui personnellement me touche au plus haut point. En Europe, un héros va être un preux chevalier, moralement irréprochable, qui fonce dans un combat quasi-impossible, mais qui ressort victorieux, grâce à son talent et, souvent, à un peu de chance, en dépit des probabilités qui le donnent perdant. Quand hélas il meurt, c'est toujours en donnant naissance à quelque chose de plus grand, afin que ses vertus lui survivent. Il se sacrifie, d'une certaine manière, pour que ce en quoi il croyait se réalise. Au Japon, au contraire, c'est celui qui échoue qui est glorifié. En effet, celui qui réussit n'a pu le faire qu'en accommodant ses valeurs, pour les mettre en adéquation avec la réalité, forcément imparfaite. Alors que celui qui meurt dans l'échec le plus total, c'est parce qu'il est resté têtu, juste, sincère, véridique, fidèle - et ce, quelles que soient ses croyances. Celui qui échoue, c'est celui qui n'a jamais compromis, qui est resté pur. C'est, moins l'efficacité ou le bien-fondé rationnel des valeurs d'une personne que l'expression de son intensité qui en fait la qualité.

Deux héros occidentaux possèdent, à mon goût, ces caractéristiques : don Quichotte et Cyrano ("Que dites-vous ? C'est inutile ? Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non, non ! C'est bien plus beau lorsque c'est inutile !"), et ce n'est pas bien surprenant que les westerns, notamment de Leone, s'inspirent des histoires japonaises, pleines de ces coups d'éclat stupides et beaux : les duels à mort, entre deux experts, irrationnellement têtus, vivant ce qu'ils croient plutôt que de professer, nobles dans leurs vertus, mais des dinosaures bientôt oubliés dans les faits, le six-coups à la ceinture, totalement incongru à l'âge où le train à vapeur arrive... Voilà une image que les bretteurs de Muromachi n'auraient pas renié. Les Japonais appellent cette vertu-là makoto, habituellement traduit par "sincérité". C'est une des sept vertus du guerrier, vertus qui sont, comme le veut la tradition, symbolisées par les sept plis du hakama - et la raison pour laquelle je m'efforce de garder ces plis le plus soigneusement possible.


Vers le Chapitre 3

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