Historiette du Japon: Chapitre 3

« I remember days like this when my father took me to the forest and we ate wild blueberries. More than 20 years ago... I was just a boy of four or five. The leaves were so dark and green then. The grass smelled sweet with the spring wind... Almost twenty years of pitiless combat ! No rest, no sleep like other men. And yet the spring wind blows, Subotai. But for us, there is no spring. Just the wind that smells fresh before the storm. »

Nous nous étions quittés tantôt alors que l'influence du shogun déclinait grandement au Japon. Rappelons que, tout mandaté par les Cieux qu'il soit, l'Empereur n'avait aucun pouvoir politique, et restait cantonné dans sa capitale. Le conflit initial dont nous parlions, la Guerre d'Onin, annonce la prochaine période de notre voyage : Sengoku jidai, l'âge des provinces en guerre. C'est cette période qui est largement décrite dans le premier livre de Julien Peltier que Jérôme avait ramené au dojo (Le Crépuscule des Samouraïs si ma mémoire est bonne).
 
Cette période de conflits virtuellement ininterrompus peut se modéliser en deux phases : une phase de morcellement du Japon, qui se transforme petit à petit en une multitude de petits seigneurs de guerre locaux autonomes, les daimyo, qui cherchaient à annexer leurs voisins ; puis, une phase d'unification, les daimyos restants devenant de plus en plus puissants, qui culmine en 1600, quand Tokugawa Ieyasu, victorieux de tous ses adversaires, fonde le shogunat qui porte son nom, et qui durera plus de 250 ans.

En passant, outre le livre de Peltier, et à condition d'avoir une babasse conséquente pour le faire tourner, je vous conseille très chaudement le jeu de stratégie / gestion Total War:Shogun 2, sorti l'an dernier, qui vous place dans le kimono d'un de ces daimyos. À vous de monter des alliances, de lever des armées et de déferler sur un Japon en plein chaos pour vous hisser à la tête du pays. À quelques détails près, le jeu est historiquement solide, et permet d'apprendre sans trop de difficultés la multitude de noms des gens d'importance de l'époque. Et, très honnêtement, lancer ses ashigarus à l'assaut des pentes douces en pierre des châteaux japonais, pour les voir ensuite échanger des passes d'armes martialement réalistes avec les sabreurs ennemis, sashimonos flottant au vent dans leur dos, ça n'a pas de prix. De même, c'est cette période qui est souvent mise en scène dans les films de sabre, comme Les Sept SamuraiRan ouKagemusha de Kurosawa, ou la série-fleuve Shogun, qui, à défaut d'être historiquement exacte, permet de voir le château d'Osaka.

Une autre appellation de cette "période des provinces en guerre" est Gekokujo : le monde à l'envers. Effectivement, pendant près de 150 ans, le Japon va être le théâtre d'une guerre permanente, pleine de trahisons, de rivalités, d'alliances oubliées, de mariages arrangés pour consolider un avantage stratégique ou enterrer des querelles, de familles qui se brisent, de clans qui se scindent puis s'allient avec leurs anciens ennemis... Le plus bas des fantassins peut devenir, en quelques années, le seigneur le plus puissant du pays, puis être assassiné par son lieutenant ; les fils s'entretuent à la mort du père, les vassaux oublient leurs voeux de fidélité en l'absence de leurs seigneurs, les moines fondent des ligues de soldats, et se soulèvent contre leurs maîtres. Même l'Empereur est obligé de vendre des estampes pour manger !

C'était donc une période ou l'efficacité brute primait sur la pureté morale. La fin - principalement, la survie de son clan - justifiait tout, ou presque. J'en veux pour preuve le nombre de codes et préceptes, écrits par les chefs de clan à l'adresse de leurs fils et subordonnés, les exhortant à la plus grande fidélité - un peu comme les codes de chevalerie insistait sur les vertus que devaient posséder ceux qui portaient l'armure. La figure du samourai comme parangon de nobles valeurs n'existe pas encore... Pourtant, c'est dans ce climat inconstant de trahisons que l'on peut trouver les plus grands actes de bravoure et les plus beaux exemples de loyauté désespérée qui préfigurent l'archétype vertueux du samouraï. Ainsi, en 1600, Torii Mototada, vassal de Tokugawa Ieyasu, resta avec seulement 2000 hommes dans le chateau de Fushimi, afin de permettre à son seigneur de regrouper ses forces, et stoppa une colonne ennemie de 40 000 hommes pendant une semaine - au bout de laquelle, implacable arithmétique !, les assiégés auront tous péri. Cet acte permit à Ieyasu de remporter la bataille décisive de Sekigahara (nous y reviendrons). La veille de l'assaut, les deux hommes échangèrent une dernière coupe de sake, et Mototada proposa même de réduire la garnison du château, pour accroître les forces de Ieyasu, certain et lucide qu'il tomberait quel qu'en soit le nombre.

De même, Takeda Shingen (le chef de clan à la cavalerie puissante, mis en scène dans Kagemusha) et Uesugi Kenshin, nous offrent de jolies anecdotes. Ils guerroyèrent l'un contre l'autre pendant plus de quatorze ans, au point de se rencontrer sur les mêmes rives d'une rivière frontalières quatre fois durant leur règne. Sur son lit de mort, Shingen aurait instruit son fils de s'appuyer sur Kenshin ; ce même Kenshin qui, en apprenant la mort de son ennemi, aurait pleuré la disparition d'un adversaire aussi valeureux. En 1568, une coalition de daimyos coupent l'accès au sel à la province des Takeda - le sel était alors une denrée précieuse, notamment pour préserver la nourriture. Uesugi Kenshin envoya secrètement du sel aux Takeda, arguant qu'un tel acte n'était pas honorable, ajoutant que "les guerres doivent être gagnées au sabre et à la lance, pas avec du riz et du sel".

Les armes, armées et techniques de combat évoluent - simple darwinisme - extrêmement vite. En grossissant un peu le trait, d'une succession de duels d'archerie montée entre deux nobles, on passe petit à petit à des batailles de plus en plus importantes, mobilisant de plus en plus d'hommes. Les mentalités changent, et les généraux font appel, de plus en plus, à des soldats issus du peuple, les ashigaru (pieds légers, comme dans tsugi ashi, les "pieds chassés" que nous apprenons en aiki), plaçant certains samouraïs à la tête de ces fantassins. Ceux-ci sont légèrement protégés et armés principalement d'une lance. Simultanément, l'arc ne reste pas l'apanage des aristocrates, mais les généraux comprennent bien vite l'avantage de larges volées de flèches, quitte à ce qu'elles soient tirées par de la piétaille. Le sabre sert là toujours d'arme d'apparat, ou d'appoint - notamment lors du rituel, maintenant codifié, socialement valorisé et largement utilisé, du seppuku. Les récompenses obtenues dépendant directement de la valeur prouvée sur le champ de bataille, c'est aussi le temps du flamboiement baroque des armures et des habits : étendards de couleurs, bannières individuelles, décorations sur les casques...

Les châteaux évoluent également : l'impossibilité géographique (tremblements de terre) et l'inutilité stratégique (pays trop montagneux pour que l'artillerie se déplacent) d'avoir des hautes murailles, alliée à la stratégie en vogue du moment (se reposer sur une infanterie nombreuse) fait que les chateaux forts japonais n'ont pas du tout la même tête que nos châteaux médiévaux. Plutôt que des murailles larges et hautes, ils sont souvent construits en haut d'une colline surplombant un intérêt stratégique, avec un système de forteresses secondaires, permettant aux défenseurs de se replier au fur et à mesure, et d'enceintes successives, formant un labyrinthe mortel pour les assaillants. Ainsi, un attaquant devait parcourir plus de 4 kilomètres pour couvrir les 500m à vol d'oiseau séparant l'enceinte extérieure du donjon principal du château de Himeji (si ma mémoire est bonne) !

Des conscrits à la lance, en masse ; des archers, au début du combat ; des samourais de petit rang, qui se battaient parfois à pieds, à la lance ou au glaive ; des samourais de haut rang, commandant tout ce petit monde... Et en 1543, un événement de taille va bouleverser tout ça. Sur l'île Tanegashima, au sud de Kyushu, un bateau portugais, en route vers la Chine mais qui avait dévié de sa route, s'échoue. Il contenait deux choses révolutionnaires : un missionaire catholique, et une arquebuse. Extrêmement vite, les armes à feu envahissent tous les champs de bataille, aidé par le savoir-faire japonais de fabrication de l'acier (cf., si besoin était, la qualité de leurs lames). Moins de quinze ans plus tard, Date Masamune, le daimyo contrôlant la pointe nord du Japon, à 3000 kilomètres de Tanegashima, en utilise. Le Japon a été tellement enthousiaste de ces nouvelles armes qu'il aurait dépassé, en nombre, tous les pays européens à la même date. Et, bien que les fusils restaient primitifs et encombrants, ils se révèlent bien souvent décisifs. Ainsi, en 1575, à la bataille de Nagashino, opposant le fils de Takeda Shingen à Oda Nobunaga, et mis en scène dramatiquement à la fin de Kagemusha, c'est par une tactique de tirs en série disciplinés que la charge effrayante de la cavalerie lourde des Takeda fut cassée. On voit d'ailleurs là l'ambivalence morale japonaise : d'un côté, une arme techniquement très efficace ; mais, bien peu honorable, puisqu'un paysan boueux et crotté pouvait, en quelques jours de formation, tuer un noble aristocrate, lettré et raffiné, qui s'entraînait aux armes depuis trente ans, quel scandale ! Quant au christianisme, il s'est également diffusé comme une trainée de poudre dans tous le pays. Les historiens estiment qu'en une cinquantaine d'années, 300 000 Japonais étaient baptisés. Nous y reviendrons dans notre prochain chapitre d'ailleurs. 

On distingue habituellement trois grandes figures unificatrices du Japon : Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi puis Tokugawa Ieyasu. Un dicton prétend que "Nobunaga confectionne le gâteau de riz, Hideyoshi le pétrit, et Ieyasu s’assoit et le mange". Si Oda Nobunaga n'a pas pu, avant sa mort, unifier toutes les provinces du Japon, c'est lui le premier qui décide de ré-établir un semblant d'autorité dans le pays, en forçant l'Empereur à nommer un de ses pantins comme shogun. En 1582, alors qu'il part rejoindre un allié en difficulté - un certain Toyotomi Hideyoshi - il est trahi par un de ses lieutenants, qui le force à se suicider. Hideyoshi apprend la mort de son seigneur, et rentre d'urgence pour châtier le traître. De fait, il récupère alors les troupes d'Oda et se retrouve catapulté à la tête d'un des clans les plus puissants. Notons que Hideyoshi est fils de fermier, a commencé comme domestique d'un vague lieutenant, et est laid comme un cul de cynocéphale (on le surnomme, dans son dos bien sûr, "face de singe" - d'où le titre de sa biographie écrite par Shiba Ryotaryo, Seigneur-Singe). Ambitieux, il soumet clan par clan, bataille par bataille, chaque famille, débarque en 1587 sur l'île de Kyushu avec 150 000 hommes, et assoit sa domination sur la totalité du Japon en 1590. Dans une poussée d'orgueil, il pose même ses yeux vers la Chine, et débarque, en 1592 en Corée, avec 200 000 hommes. À la suite d'une conquête facile, grâce notamment à des combattants entraînés et disciplinés, équipés d'armes à feu, face à une armée prise par surprise et peu nombreuse, la Corée parvient cependant à bouter les envahisseurs grâce à sa flotte. Celle-ci est extrêmement moderne - le bateau-tortue, outre une puissante artillerie embarquée, était le premier navire cuirassé au monde, 275 ans avant le premier cuirassé occidental ! - et commandée par un maître stratège, véritable héros en Corée, Yi Sun-Sin. Résultat, les Japonais font marche arrière, évacuent en ne laissant guère que quelques fortifications derrière eux - et un paquet d'exactions qui préfigurent celles qui viendront trois cent ans plus tard.

En tous les cas, Toyotomi Hideyoshi meurt en 1598, et son ami, Tokugawa Ieyasu, également un ancien lieutenant (et otage !) d'Oda qui prend la tête des troupes. Mais tous les daimyos ne sont pas d'accord ! Le Japon est encore divisé en deux clans, l'un favorisant Ieyasu, l'autre préférant le fils héritier de Hideyoshi. La titanesque bataille de Sekigahara, en plein centre du pays, décide du vainqueur : plus de 24 heures de bataille, qui s'ouvrent sur un brouillard d'octobre épais, 200 000 combattants, équitablement répartis, des charges héroïques, des trahisons en plein milieu, des arrivées providentielles, des éclairs de génie tactique qui finalement ne marchent pas... Y'aurait moyen d'en faire un flim sacrément épique. Un certain Musashi Miyamoto, d'ailleurs, y participe - et est dans le camp des vaincus. Ieyasu remporte de manière décisive, face aux autres forces féodales qui s'opposaient à sa prise de pouvoir, se fait nommer shogun, place sa capitale à Edo, un petit village (qui s'appellera Tokyo dans 250 ans), et fonde une dynastie qui garantira enfin la paix à son pays. Nous verrons ça la prochaine fois...


Vers le Chapitre 4

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